Le ministre des finances allemand Friedrich Merz
L’Allemagne, jadis modèle de stabilité et de rigueur, va pour la première fois construire un budget en déficit. Ses infrastructures publiques s’effondrent, son économie vacille, et son dogme du frein à la dette se fissure sous les assauts de réalités qu’il ne peut plus contenir.
Oscar Tessonneau
Depuis des décennies, l’Allemagne a cultivé l’image d’un État fort, capable d’assurer à ses citoyens des routes impeccables, des écoles exemplaires, et des réseaux numériques à la pointe. Aujourd’hui, cette façade s’effrite. Le retard est accablant. Dans certaines régions rurales, 53 % des ménages n’ont toujours pas accès à Internet haut débit. À l’échelle européenne, l’Allemagne occupe une humiliante 22ᵉ place sur 27 pour la connectivité numérique, selon Eurostat. Et ce n’est pas mieux pour ses écoles : 30 % des établissements secondaires nécessitent une rénovation urgente, tandis que les dépenses publiques dans l’éducation sont inférieures à celles de ses voisins.
Le cœur du problème ? Une vision anachronique du rôle de l’État, comme l’écrit le politologue Jacques-Pierre Gougeon dans son essai L'Allemagne, un enjeu pour l'Europe : « L’Allemagne porte le germe de l’échec. L’État est dysfonctionnel : il est resté figé dans une prospérité qui ne répond plus aux défis modernes. »
Ces critiques ne sont pas nouvelles. En 2014, l’économiste Marcel Fratzscher avait déjà averti que « réduire les dépenses publiques d’investissement risquait de pénaliser gravement la croissance à long terme. » Entre 2000 et 2020, les investissements publics allemands ont stagné à 2,3 % du PIB, contre 3,5 % en moyenne pour les économies des grands pays européens. Dès 2017, la revue The Economist titrait même : « Le problème allemand », une accusation directe contre l’incapacité du pays à mobiliser ses excédents commerciaux pour stimuler ses services publics vieillissants.
Ce désintérêt pour l’investissement public a permis de maintenir une image de rigueur budgétaire, incarnée par le célèbre frein à la dette, ou Schuldenbremse. Introduit en 2009, ce dispositif limite le déficit structurel de l’État fédéral à 0,35 % du PIB hors effets conjoncturels. Un choix qui avait rassuré les marchés après la crise financière, mais qui asphyxie aujourd’hui l’économie. La pandémie de Covid-19 a temporairement levé ces restrictions. L’Allemagne a débloqué 1 492 milliards d’euros pour stabiliser son économie, un montant colossal dont 820 milliards sont toutefois des garanties d’emprunt. Mais ces mesures n’ont fait que retarder l’inévitable : une remise en question totale du Schuldenbremse.
La modernisation des infrastructures nécessitera 400 milliards d’euros d’ici 2030
En novembre 2023, un événement majeur a accéléré le débat : l’invalidation par la Cour constitutionnelle de Karlsruhe d’un fond public de 60 milliards d’euros, destiné à la transition énergétique. Ce coup de théâtre a révélé l’ampleur des contradictions d’un système qui contournait ses propres règles. Christian Lindner, ministre fédéral des Finances de 2021 à 2024, a qualifié cette décision de « tournant décisif », regrettant amèrement de ne pas avoir anticipé un tel blocage.
La pression s’intensifie également sur le plan politique. Le probable futur chancelier, Friedrich Merz, chef de la CDU-CSU, a récemment surpris en se disant prêt à réformer le frein à la dette. « C’est un sujet technique, on peut en discuter, » a-t-il déclaré lors d’une conférence au Süddeutsche Zeitung, marquant un revirement majeur par rapport à ses positions antérieures.
Cette volte-face s’explique par des besoins colossaux : la modernisation des infrastructures nécessitera 400 milliards d’euros d’ici 2030, la transition numérique 50 milliards, et le réarmement militaire au moins 100 milliards, selon l’Institut économique allemand. Les écoles et les routes, piliers d’une société fonctionnelle, sont dans un état lamentable. En 2021, seulement 1,2 % du PIB allemand a été consacré à l’entretien des infrastructures, contre une moyenne européenne de 2,5 %. En comparaison, la France investissait près de 3,7 % du PIB dans ses infrastructures publiques la même année.
« Schwarze Null »
Les ambitions climatiques du pays sont en péril. Après des débuts prometteurs, les émissions de CO₂ stagnent depuis 2013. La part des énergies renouvelables, bien qu’en progression, reste insuffisante : 47 % de la consommation brute d’électricité, contre des objectifs bien plus ambitieux fixés par l’Union européenne.
Le journaliste Ullrich Fichtner, dans une tribune cinglante, met en garde contre une Allemagne figée dans son immobilisme : « Dans beaucoup de domaines d’avenir, nous sommes médiocres, l’État est dysfonctionnel ; nous sommes restés figés dans notre prospérité. »
Les critiques ne viennent pas seulement de l’étranger. À l’intérieur même de l’Allemagne, les voix s’élèvent contre cette politique d’austérité. Jacques-Pierre Gougeon conclut avec lucidité : « À l’aune de cette crise, l’Allemagne a su mettre entre parenthèses les grands principes qui semblaient jusqu’alors prévaloir. » Mais ces parenthèses sont temporaires, et l’Allemagne devra bientôt choisir entre rigueur budgétaire et modernisation indispensable.
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