Entre quelques canots percĂ©s, sur la cĂŽte d’Opale, la police retravaille le droit maritime

Entre quelques canots percĂ©s, sur la cĂŽte d’Opale, la police retravaille le droit maritime


International

Londres, Royaume-Uni. 10 juillet 2025. Le prĂ©sident de la RĂ©publique française, Emmanuel Macron, sort 10 Downing Street avec Sir Keir Starmer, premier ministre du Royaume-Uni, aprĂšs le sommet France-Royaume-Uni aujourd’hui. CrĂ©dit : Imageplotter/Alamy Live News

Sur une plage du Pas-de-Calais, les gendarmes ont lacĂ©rĂ© un canot de migrants. L’opĂ©ration, filmĂ©e par la BBC, dĂ©voile l'application d'une nouvelle doctrine illĂ©gale. La Manche devient un théùtre d'affrontement juridique.

Oscar Tessonneau


8 Juillet 2025

Ils sont les pieds dans l’eau, face Ă  un Zodiac surchargĂ©. Avec un coup de cutter, l’un d’eux lacĂšre la coque. Le canot se dĂ©gonfle aussitĂŽt. Plusieurs corps s’effondrent Ă  la mer. Cette scĂšne s’est dĂ©roulĂ©e le 4 juillet 2025, au sud de Boulogne-sur-Mer. Elle aurait pu passer inaperçue, comme tant d’autres. Jeudi 10 juillet, le journaliste StĂ©phanie Maurice dĂ©crit dans LibĂ©ration un ballet quotidien dans les Hauts-de-France : dĂšs qu’une fenĂȘtre mĂ©tĂ©o favorable s’ouvre, les campements se vident. À Loon-Plage ou Ă  Grande-Synthe, les bĂ©nĂ©voles distribuent des numĂ©ros d’urgence, rappellent le 112, assurent une ligne tĂ©lĂ©phonique ouverte 24 heures sur 24. AmĂ©lie Moyart, chargĂ©e de communication pour Utopia 56, indique Ă  LibĂ©ration que « mille personnes sont parties de leur lieu de vie aujourd’hui pour se rendre sur la cĂŽte », preuve que la rĂ©pression ne suffit pas Ă  enrayer le mouvement. Sur place, 1 200 policiers et gendarmes sont dĂ©ployĂ©s en permanence. Depuis fĂ©vrier, une nouvelle doctrine est en vigueur, mise en place par Bruno Retailleau aprĂšs sa rencontre avec la ministre britannique Yvette Cooper. Cette doctrine s’émancipe du droit maritime pour instaurer un dispositif d’arraisonnement prĂ©ventif dans les 300 mĂštres du rivage français. Elle fait de la Manche un territoire de neutralisation. « Une action beaucoup plus forte, dans toute l’Europe et au-delĂ  », avait exigĂ© la ministre britannique. C’est justement ce qui inquiĂšte RĂ©mi Vandeplanque, syndicaliste Solidaires douanes et garde-cĂŽtes. Il rappelle dans LibĂ©ration la rĂšgle premiĂšre du droit maritime : la sauvegarde de la vie humaine en mer. Il souligne : « Il n’y a pas besoin de deux mĂštres d’eau pour se noyer », et dĂ©crit ces traversĂ©es auxquelles il a assistĂ©. « Les gens sont Ă©talĂ©s sur trois ou quatre rangĂ©es. Les hommes sur les boudins, les femmes et enfants au milieu. S’ils bougent, le bateau s’effondre ». La Convention SAR — pour Search and Rescue — adoptĂ©e Ă  Hambourg en 1979, oblige pourtant les États Ă  « fournir les services requis de recherche et de sauvetage aux personnes en dĂ©tresse au large de leurs cĂŽtes », Ă©crit Philippe Delebecque dans son ouvrage “Droit maritime”.

Des entrepĂŽts en pleine mer

Plus encore : l’article 98-2 de la Convention sur le droit de la mer prĂ©cise que « tous les États cĂŽtiers facilitent la crĂ©ation et le fonctionnement d’un service permanent de sauvetage adĂ©quat », au moyen d’un rĂ©seau structurĂ© de CROSS (centres rĂ©gionaux opĂ©rationnels de surveillance et de sauvetage), coordonnĂ©s par les prĂ©fets maritimes. Ce sont eux qui, dans un État de droit, devraient dĂ©terminer l’opportunitĂ© d’une intervention. La journaliste de LibĂ©ration Juliette DĂ©mas Ă©crit que Keir Starmer et Emmanuel Macron ont adoptĂ© une mĂ©thode d’intervention appelĂ©e « one in, one out ». Elle indique que pour chaque demandeur d’asile pris en charge dans les eaux anglaises puis renvoyĂ© vers la France, un autre, considĂ©rĂ© comme Ă©ligible Ă  l’asile, serait accueilli lĂ©galement au Royaume-Uni. L’idĂ©e, pour les travaillistes, est de rĂ©tablir une voie lĂ©gale pour ces personnes, dont prĂšs de 70 % voient leur demande acceptĂ©e. Mais le projet, annoncĂ© jeudi lors d’une confĂ©rence de presse conjointe, s’avĂšre bien plus modeste : seulement 50 personnes concernĂ©es par semaine, soit environ 2 600 par an, 6 % des arrivĂ©es actuelles. Ce chiffre rĂ©duit a rapidement fait rĂ©agir les ONG. L’association Care4Calais a qualifiĂ© l’accord de « sordide », tandis que certains partenaires europĂ©ens se sont dits prĂ©occupĂ©s par les effets domino que cette coopĂ©ration pourrait avoir sur leurs propres frontiĂšres. La France s’était jusqu’ici toujours tenue Ă  l’interdiction formelle d’agir une fois les canots en mer, par respect de l’impĂ©ratif de sauvegarde de la vie humaine. Cet impĂ©ratif est la pierre angulaire du droit maritime moderne. Il ne s’agit pas d’un principe Ă©thique, mais d’une obligation lĂ©gale, que le dĂ©cret n° 531 du 2 mai 1988, portant organisation du secours en mer, a transposĂ© en droit français, Ă©crit Philippe Delebecque. Selon lui, mĂȘme les personnes ne disposant d’aucun moyen de navigation — comme les migrants Ă  bord de canots — sont considĂ©rĂ©es comme naufragĂ©es, mĂȘme si elles n’ont pas Ă©mis de signal de dĂ©tresse. Ce qui implique, selon la Convention SAR, qu’un État doit « leur fournir un lieu sĂ»r oĂč leurs besoins essentiels sont pris en charge ». Or, le reportage de la BBC montre que sur la plage de Boulogne-sur-Mer, aucun lieu sĂ»r n’a Ă©tĂ© proposĂ©. Seulement l’humiditĂ© du sable, la dĂ©tresse nue.

Le naufrage des politiques de sauvetage

L’argument de la dissuasion policiĂšre n’efface en rien le vide juridique dans lequel cette politique se dĂ©ploie. Selon une source citĂ©e dans Mediapart par Margaux Houcine, « faire de la police en mer, cela nĂ©cessite une doctrine d’emploi [
], des compĂ©tences techniques trĂšs spĂ©cialisĂ©es ». Ainsi, la zone SAR est un espace de responsabilitĂ©, pas de refoulement. Philippe Delebecque Ă©crit que l’État est « tenu de coordonner la mise en Ɠuvre de l’ensemble des moyens de secours pour la recherche et le sauvetage des personnes en dĂ©tresse en mer ». Ce rĂŽle est rĂ©galien. Ce rĂŽle, pourtant, se dĂ©lite. « Ils sont tout sauf chez eux », expliquait dĂ©jĂ  Elena, une tĂ©moin citĂ©e dans Forteresse Europe, l’essai du journaliste Émilien Bernard, pour dĂ©crire la stratĂ©gie de Malte consistant Ă  dĂ©lĂ©guer les refoulements Ă  des acteurs tiers, souvent libyens. PoussĂ©e jusqu’à sa forme la plus radicale, cette logique transforme la mer en entrepĂŽt, les migrants en marchandises, les États en douaniers sans port. La France, dĂ©sormais, s’en approche. La France, aujourd’hui, n’est plus trĂšs loin de ces stratĂ©gies. Margaux Houcine Ă©crit que les opĂ©rations françaises se fondent dĂ©sormais sur une apprĂ©ciation libre des forces de l’ordre, sans signal de dĂ©tresse, sans intervention du CROSS, sans dĂ©clenchement SAR. C’est exactement ce que Fulvio Vassallo, juriste italien, dĂ©nonçait dĂšs 2022 : « Quand il y a un appel de dĂ©tresse, pour ne pas envoyer une Ă©quipe de secours, les autoritĂ©s disent qu’il ne s’agit pas d’un Ă©vĂ©nement SAR, mais d’un Ă©vĂ©nement migratoire. » Le MRCC Rome avait trente heures pour sauver les 47 personnes parties de Tobrouk. Il a prĂ©fĂ©rĂ© jouer la montre. Et la France, aujourd’hui, joue la mĂȘme partition : attendre que les cris s’éloignent, que l’image soit floue, que la marĂ©e se charge du reste. Ainsi, dans de nombreuses situations, le droit maritime devient un dĂ©cor. Et la mer, un champ d’expĂ©rimentation.


 

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