En Albanie, les grandes fortunes ont attaqué la presse indépendante

En Albanie, les grandes fortunes ont attaqué la presse indépendante

Vendredi midi, Emmanuel Macron recevait à l'Élysée le Premier ministre albanais, Edi Rama. Ce dernier a mis en œuvre un ensemble de réformes ayant favorisé la concentration des médias entre les mains de quelques milliardaires albanais proches du pouvoir.

Oscar Tessonneau

Le Choc Culturel

Dans la salle de presse du palais de l'Élysée, près des lustres chargés d'histoire, sous lesquels des présidents français ont accueilli de nombreux démocrates soutenant une presse libre, une nouvelle page a été tournée par Emmanuel Macron. « Au cours des deux dernières années, notre pays a siégé au Conseil de sécurité des Nations unies.

Vous avez également récemment accueilli à Tirana un sommet régional auquel vous avez associé le président ukrainien Volodymyr Zelensky afin de renforcer encore le soutien à l'Ukraine », a-t-il souligné. Présenté comme un événement important par l'Élysée, ce déjeuner de travail a renforcé les relations de la France avec l'un des pays balkaniques s'étant le plus attaqué à la liberté de la presse ces vingt dernières années : l'Albanie d'Edi Rama.

Ainsi, le chaos subsiste dans le monde de la presse indépendante albanaise. Le Conseil des Médias Albanais, créé en 2015, tente de son côté de rétablir un semblant d'ordre et de confiance, avec un mécanisme de traitement des plaintes. Mais dans les couloirs sombres des rédactions, où les contrats sont aussi rares que les salaires ponctuels, « la dernière chose à laquelle ils pensent est l'éthique », rappellent Ismet Kallaba et Isida Hoxha dans leur article.

« L'élimination de l'article 62 aurait un impact très négatif sur la liberté des médias en Albanie. »

Ainsi, le spectre de la concentration des médias plane sur la presse albanaise, menaçant le pluralisme et la liberté de ton qui sont les derniers remparts contre l'uniformisation des pensées

"Bien que l'Albanie ait été le premier pays de la région à adopter un code d'éthique journalistique en 1996, elle n'a pas su le mettre en œuvre aussi efficacement que nombre de ses voisins," nous rappellent les journalistes du quotidien Koha Javore, Ismet Kallaba et Isida Hoxha, dans un article intitulé « Albanie : la difficile transition du système médiatique ».

De plus, le cadre réglementaire des médias, déjà fragile et complexe, a été totalement secoué par une réforme législative menée sous la houlette du membre du Parlement socialiste, Taulant Balla. En 2015, un amendement abrogeant toute sanction contre les milliardaires souhaitant racheter des médias a déclenché une onde de choc. « L'élimination de l'article 62 aurait un impact très négatif sur la liberté des médias en Albanie », écrivait le représentant de l'OSCE pour la liberté des médias, Mijatovitil, dans une lettre adressée au président du Parlement albanais, signalant l'alarme tirée par l'Union européenne et le Conseil de l'Europe.

Néanmoins, la Cour constitutionnelle, saisie à la suite de nombreuses critiques, a donné le feu vert en 2016 à la monopolisation du marché des médias audiovisuels, afin que quelques grandes fortunes contrôlent les médias albanais. Selon les agences Telemetrix et Abacus, qui fournissent les données d'audience, cette concentration n'est pas seulement une statistique mais une réalité tangible qui influence potentiellement l'opinion publique. Les données d'Abacus indiquent que les huit principaux propriétaires atteignent 72,51 % de l'audience combinée pour la presse, la radio et la télévision, tandis que Telemetrix rapporte un chiffre encore plus élevé de 80,1 %. Ce niveau de concentration pose des défis significatifs pour la pluralité des médias et la diversité des points de vue présentés au public.

Une transition numérique difficile

Dans l’Albanie d’Edi Rama, la transition vers une presse libre, bien qu’achevée sur le papier, n'a été qu'une victoire à demi-teinte. Comme le précisent les journalistes Ismet Kallaba et Isida Hoxha, le cadre législatif albanais visait à maintenir un équilibre en limitant la part de capital qu'une personne physique ou juridique pourrait détenir dans plusieurs entreprises de diffusion. « Une personne ne pouvait détenir plus de 20% du capital total dans une seconde entreprise possédant une licence nationale de diffusion audio ou audiovisuelle, avec une participation permise jusqu'à 10% dans une troisième entreprise nationale pour la diffusion audio analogique, » écrivent les deux journalistes du quotidien Koha Javore. 

Ce cadre législatif, bien que conçu pour protéger la pluralité et l'indépendance des médias, s'est heurté à l’économie d'une Albanie où les lignes entre les intérêts privés et la gouvernance publique sont souvent floues. Ainsi, la concentration des médias albanais entre les mains de grandes fortunes révèle une situation préoccupante, où quelques groupes familiaux exercent un contrôle notable. Les données de 2018 fournies par Media Ownership Monitor- Albania mettent en lumière cette concentration : les familles Frangaj, Hoxha, Dulaku et Ndroqi dominent le marché télévisuel, contrôlant entre 48,93 % et 58,6 % de l'audience télévisuelle. Ce phénomène n'est pas isolé à la télévision mais s'étend également à la radio et à tout la presse albanaise.

La famille Hoxha, notamment, illustre l'étendue de cette emprise, détenant trois des six licences nationales de télévision en Albanie. Cela comprend DigitAlb, ADTN, et Top Channel, marquant une présence forte et influente dans le secteur de la diffusion numérique. Cette situation soulève des questions sur l'impact de telles concentrations sur la diversité des contenus médiatiques et la capacité des petites entités ou des nouveaux entrants de s'établir sur le marché. La préoccupation est d'autant plus palpable que le suivi de l'audience des médias en ligne, de plus en plus influents, n'est pas encore pris en compte dans les analyses, ce qui pourrait masquer une concentration encore plus grande. La répartition du pouvoir médiatique en Albanie, dominée par quelques acteurs clés, reflète un marché où les barrières à l'entrée sont élevées et les possibilités de diversification limitées, ce qui peut entraver le pluralisme médiatique essentiel dans toute société démocratique. 

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