Article rédigé par Oscar Tessonneau
L'arrestation de Boualem Sansal, un ancien haut fonctionnaire, marque un nouvel Ă©pisode de tension dans une AlgĂ©rie en proie aux crises politiques et diplomatiques.  Une condamnation sur la base de lâarticle 87 bis du code pĂ©nal, pourrait lui valoir la prison Ă perpĂ©tuitĂ©.
Une critique sans compromis
Les mots qui dĂ©rangent ont un prix. Ceux de Boualem Sansal semblent avoir franchi une ligne rouge, alimentant la colĂšre dâun pouvoir algĂ©rien dĂ©jĂ sur la dĂ©fensive. Boualem Sansal nâa jamais Ă©tĂ© un auteur consensuel. De Poste restante Alger Ă Rue Darwin, ses ouvrages se lisent comme autant de lettres ouvertes Ă un pays qu'il aime et critique avec une intensitĂ© rare. « Les atouts de lâAlgĂ©rie sont nombreux, » tĂ©moigne-t-il dans une interview reprise par Mehdi Lazar. « Mais ils ne pĂšsent rien devant les Ă©normes handicaps comme la mauvaise gouvernance ou la corruption. »
Mais au-delĂ des enjeux politiques immĂ©diats, les dĂ©clarations de Sansal ouvrent un dĂ©bat essentiel sur lâavenir de lâAlgĂ©rie. Dans LâAlgĂ©rie aujourdâhui, les essayistes Mehdi Lazar et Sidi-Mohammed Nehad prĂ©sentent un pays Ă la croisĂ©e des chemins, tiraillĂ© entre la richesse de ses ressources naturelles et le poids dâune bureaucratie paralysante. « La jeunesse algĂ©rienne, dynamique et pleine de potentiel, reste bridĂ©e par un systĂšme incapable de se rĂ©former, » Ă©crivent-ils. Pour Sansal, cette incapacitĂ© Ă valoriser les atouts du pays est une tragĂ©die nationale : « Le bilan est dĂ©sastreux, » martĂšle-t-il, ajoutant que « la croissance obtenue reste sans force dâentraĂźnement, et le chĂŽmage des jeunes dĂ©passe 40 %. »
Xavier Driencourt, ancien ambassadeur de France Ă Alger, confiait mercredi 27 octobre aux journalistes du Monde que « Sansal trouvait que lâAlgĂ©rie devenait irrespirable. » RĂ©sidant Ă BoumerdĂšs, lâĂ©crivain avait rĂ©cemment obtenu la nationalitĂ© française et projetait de sâinstaller en France. Pourtant, ce tournant dans sa vie personnelle nâa pas suffi Ă le protĂ©ger des reprĂ©sailles. Le pouvoir algĂ©rien semble dĂ©cidĂ© Ă faire de lui un exemple, illustrant les limites de la libertĂ© dâexpression dans un pays oĂč les critiques publiques, comme celles effectuĂ©es par Sansal, sont rarement tolĂ©rĂ©es. « Faute dâune gestion intelligente par la dĂ©mocratisation du pays et lâautonomisation des rĂ©gions, lâAlgĂ©rie est menacĂ©e Ă terme de partition, » Ă©crivent-ils.
Ce constat nâest pas sans rappeler les multiples rĂ©voltes kabyles, qui, malgrĂ© la rĂ©pression, continuent de revendiquer une reconnaissance culturelle et politique peu prise en compte par le rĂ©gime algĂ©rien.
« Il y a [âŠ] le pouvoir militaire qui travaille Ă se pĂ©renniser, en essayant de sauvegarder les apparences dâune AlgĂ©rie engagĂ©e dans une transition dĂ©mocratique contrĂŽlĂ©e et apaisĂ©e, »
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Comme lâĂ©crivent les auteurs de LâAlgĂ©rie aujourdâhui, cette opposition idĂ©ologique reflĂšte un clivage plus large au sein de la sociĂ©tĂ© algĂ©rienne, oĂč les interdits culturels et religieux creusent les fossĂ©s entre les diffĂ©rentes composantes dâun pays. Dans Lâimpossible paix en MĂ©diterranĂ©e, un livre-entretien avec le psychiatre Boris Cyrulnik paru en 2019, Sansal fait un constat simple : le systĂšme politique algĂ©rien est marquĂ© par une dichotomie entre le pouvoir institutionnel visible et le contrĂŽle militaire de lâarriĂšre-scĂšne. Cette fracture, quâil qualifie de « clĂ© de lecture essentielle du systĂšme politique algĂ©rien », alimente une amertume gĂ©nĂ©ralisĂ©e chez les AlgĂ©riens, fatiguĂ©s par des dĂ©cennies dâillusions dĂ©mocratiques.
Sansal, en dĂ©crivant ce dualisme, parle dâune vĂ©ritable mascarade orchestrĂ©e pour maintenir les apparences : « Il y a [âŠ] le pouvoir militaire qui travaille Ă se pĂ©renniser, en essayant de sauvegarder les apparences dâune AlgĂ©rie engagĂ©e dans une transition dĂ©mocratique contrĂŽlĂ©e et apaisĂ©e. » Cependant, il indique Ă Cyrulnik que derriĂšre cette façade de stabilitĂ©, de nombreux acteurs sans consistance politique rĂ©elle ont beaucoup de pouvoir : « Il y a des gens qui nâont rien de politique, les uns Ă©tant des figurants au service du pouvoir et les autres des opportunistes qui apparaissent au moment des Ă©lections et disparaissent le lendemain avec un salaire en paiement de leur prestation âdĂ©mocratiqueâ. »
Cette critique acerbe met en lumiĂšre une rĂ©alitĂ© institutionnelle complexe. Depuis 1991, rappelle Sansal dans Lâimpossible paix en MĂ©diterranĂ©e, les prĂ©sidents successifs â bien que prĂ©tendument Ă©lus â ont tentĂ© sans succĂšs de rĂ©duire lâinfluence des militaires. LâĂ©crivain rappelle que lâexemple le plus tragique est celui de Mohammed Boudiaf, assassinĂ© en 1992 aprĂšs avoir tentĂ© de reprendre une part du pouvoir aux gĂ©nĂ©raux. « LâĂ©cart entre le politique et le militaire, mĂȘme sâil devient plus tĂ©nu, reste un Ă©quilibre complexe qui se maintient au dĂ©triment du politique, » Ă©crit Sansal. Pour lui, ce dĂ©sĂ©quilibre persistant empĂȘche toute vĂ©ritable transition vers un systĂšme dĂ©mocratique fonctionnel, relĂ©guant lâAlgĂ©rie Ă une stagnation politique chronique.
Une justice inneficace
Dans cet entretien avec Cyrulnik, lâĂ©crivain souligne Ă©galement lâĂ©chec des institutions judiciaires algĂ©riennes Ă garantir les libertĂ©s publiques. Il cite des dysfonctionnements structurels oĂč la justice, au lieu de jouer son rĂŽle dâarbitre dĂ©mocratique, se soumet aux diktats du pouvoir dominant. « La formation des magistrats et leur soumission au pouvoir dominant rend le progrĂšs dĂ©mocratique moins aisĂ©, » observe-t-il. Cette soumission de lâappareil judiciaire aux intĂ©rĂȘts des Ă©lites contribue Ă une culture de lâarbitraire. Elle renforce lâincapacitĂ© du systĂšme Ă Ă©voluer vers des normes internationales en matiĂšre de libertĂ©s individuelles et collectives.
Ainsi, lâune des problĂ©matiques centrales identifiĂ©es par Sansal en 2017 est lâimpossibilitĂ© de garantir les libertĂ©s fondamentales aux AlgĂ©riens. La lĂ©gislation, bien que prĂ©tendant protĂ©ger ces libertĂ©s, est, selon lui, largement inapplicable en raison de lâabsence dâun systĂšme judiciaire indĂ©pendant. Il cite Abdelaziz Ziari, qui rappelle que « lâarbitrage en dĂ©mocratie, et notamment en cas dâatteinte aux libertĂ©s, revient Ă lâappareil judiciaire. » Or, dans lâAlgĂ©rie quâil dĂ©crit, cet appareil est non seulement incapable de remplir ce rĂŽle, mais il est Ă©galement un outil entre les mains du pouvoir dominant.
Dans Lâimpossible paix en MĂ©diterranĂ©e, Boualem Sansal ne se contente pas de dĂ©noncer un systĂšme politique verrouillĂ© : il expose aussi les rĂ©percussions sociales et psychologiques de cette paralysie institutionnelle. Le peuple algĂ©rien, affirme-t-il, rĂ©clame « une fin de lâarbitraire », mais cette aspiration reste entravĂ©e par des mĂ©canismes de contrĂŽle profondĂ©ment enracinĂ©s. LâĂ©crivain insiste sur la nĂ©cessitĂ© de rĂ©former ces mĂ©canismes pour permettre un vĂ©ritable progrĂšs dĂ©mocratique, tout en soulignant lâimmensitĂ© de la tĂąche. Ainsi, Boualem Sansal incarne une pensĂ©e qui invite Ă voir au-delĂ de lâimmĂ©diatetĂ©, Ă envisager un futur courageux oĂč paix et ambition humaine convergent pour rĂ©inventer notre place dans lâunivers.
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