Mardi 14 dĂ©cembre, plusieurs journaux pointaient la baisse constante de la dĂ©mographie française. Dans son livre Les batailles de la natalitĂ©, paru en 2024, le sociologue Julien Damon Ă©crit que cette baisse est accentuĂ©e par des inĂ©galitĂ©s flagrantes selon le niveau de vie. Ainsi, cette courbe en « U » questionne lâefficacitĂ© des politiques familiales.
 Oscar Tessonneau
Pour beaucoup de sociologues, la courbe en « U » de la fĂ©conditĂ© française est une photographie honnĂȘte des inĂ©galitĂ©s sociales. Sous ces statistiques se cache une incapacitĂ© chronique des politiques publiques Ă inverser la courbe de la natalitĂ©, notamment chez les personnes porteuses dâun handicap. Encore trop souvent dĂ©pendantes de lâAAH et du RSA, suite aux manques dâefforts dĂ©ployĂ©s par les entreprises pour dĂ©finir des rĂ©fĂ©rents handicap les accompagnant, ces profils, plus fragiles, doivent souvent Ă©lever leurs enfants en vivant des minima sociaux. Lâindice conjoncturel de fĂ©conditĂ©, qui atteignait 2,02 enfants par femme en 2010, est aujourdâhui en chute libre. Mais cette baisse ne touche pas tous les foyers de maniĂšre Ă©quitable. Dans son essai, Damon Ă©crit quâaujourdâhui, les classes moyennes, souvent composĂ©es de Français nâayant que leur salaire stagnant entre 1 800 et 2 200 euros pour vivre, sont celles oĂč le taux de fĂ©conditĂ© est le plus bas. « Les 10 % de femmes les plus modestes auraient en moyenne 2,27 enfants tout au long de leur vie, tandis que celles au sommet de lâĂ©chelle sociale enregistrent Ă©galement des taux Ă©levĂ©s », prĂ©cise le sociologue. Entre les deux, les classes moyennes â pourtant les plus nombreuses â peinent Ă maintenir des niveaux de fĂ©conditĂ© suffisants pour compenser la dĂ©natalitĂ© nationale. « Les prestations sociales et fiscales favorisent les plus modestes et les plus aisĂ©s, laissant les classes moyennes sans soutien suffisant », Ă©crit Damon. Le sociologue souligne, par exemple, que les rĂ©ductions dâimpĂŽts maximales liĂ©es aux demi-parts fiscales ont chutĂ© de 2 340 euros en 2012 Ă 1 680 euros en 2023.
Les consĂ©quences de cette politique sont lourdes, surtout pour les femmes de 30 Ă 39 ans, une tranche historiquement clĂ© pour la natalitĂ©. Damon Ă©crit que « les prestations dĂ©croissent avec le niveau de vie, tandis que les allĂšgements fiscaux augmentent. » Ce double mouvement crĂ©e un fossĂ© pour les classes moyennes, qui ne bĂ©nĂ©ficient ni des aides significatives accordĂ©es aux mĂ©nages modestes, ni des avantages fiscaux rĂ©servĂ©s aux plus riches. « Le systĂšme pĂ©nalise ceux qui sont au centre, et ces familles deviennent les grandes perdantes du modĂšle français », affirme-t-il.Â
Vers un déclin démographique ?
Dans ce contexte, Damon remet en question la pertinence des comparaisons internationales souvent utilisĂ©es pour Ă©valuer lâefficacitĂ© des politiques familiales. « Ces comparaisons ignorent souvent les spĂ©cificitĂ©s locales, comme la structure des mĂ©nages ou les traditions sociales », Ă©crit-il. Cependant, cette suggestion ne semble guĂšre trouver dâĂ©cho. Les politiques familiales restent Ă©clatĂ©es entre orientations verticales et horizontales, reflĂ©tant des visions concurrentes de la redistribution. Damon Ă©crit que « la modulation des allocations familiales et les rĂ©visions du quotient familial ont rĂ©duit lâimpact des aides sur les classes moyennes. » En parallĂšle, les discours natalistes ont progressivement perdu de leur force dans une sociĂ©tĂ© oĂč les attentes familiales sont devenues plus individualisĂ©es. Pourtant, comme le souligne Damon, « la natalitĂ© reste un objectif implicite des politiques familiales, mĂȘme si elle nâest plus toujours assumĂ©e dans les termes explicites dâautrefois. » Enfin, la rhĂ©torique publique, marquĂ©e par des expressions comme « rĂ©armement dĂ©mographique », peine Ă masquer les limites dâun systĂšme dĂ©sĂ©quilibrĂ©. « Ce concept, utilisĂ© par Emmanuel Macron, Ă©voque une ambition de puissance, mais il reste Ă©loignĂ© des rĂ©alitĂ©s des mĂ©nages pris en Ă©tau », critique Damon. Cette fracture entre discours et rĂ©alitĂ© illustre la difficultĂ© de repenser un modĂšle qui peine Ă rĂ©pondre aux dĂ©fis contemporains.
Il dĂ©montre que la politique familiale oscille entre des prĂ©occupations natalistes, familialistes et sociales, sans parvenir Ă articuler clairement ses objectifs. « La politique familiale française reste imprĂ©gnĂ©e de familialisme, cette idĂ©e-force qui place la famille au cĆur du modĂšle social », explique Damon. Mais ce familialisme sâeffrite, comme le montre la stagnation des naissances et la dĂ©connexion croissante entre les attentes des citoyens et les dispositifs publics. Damon Ă©crit que « les allocations familiales, autrefois universelles, sont dĂ©sormais modulĂ©es en fonction des ressources, favorisant les familles modestes au dĂ©triment des classes moyennes. »Â
Des stratégies court-termistes
Ce glissement reflĂšte une transition idĂ©ologique oĂč le soutien Ă la fĂ©conditĂ© explicite sâest transformĂ© en un accompagnement plus gĂ©nĂ©ral des familles dans leur diversitĂ©. « De particuliĂšrement explicite, la visĂ©e de fĂ©conditĂ© est devenue plus implicite », Ă©crit-il. Ce changement de paradigme, bien que comprĂ©hensible dans une sociĂ©tĂ© marquĂ©e par des attentes de diversitĂ© et dâĂ©galitĂ©, a des consĂ©quences directes sur la natalitĂ©.
« Les prestations familiales ne sont plus des prestations pour la famille, mais pour les familles les moins favorisĂ©es », observe Damon. Ce ciblage, bien que justifiĂ© par des prĂ©occupations sociales, a contribuĂ© Ă renforcer les inĂ©galitĂ©s dĂ©mographiques. Damon Ă©crit que « le familialisme social ou Ă©galitaire, autrefois incarnĂ© par une compensation forfaitaire des coĂ»ts, est aujourdâhui largement supplantĂ© par des mĂ©canismes dâassistance ciblĂ©e. »
Ce dĂ©calage entre les objectifs institutionnels et les attentes des citoyens est encore plus flagrant lorsque lâon considĂšre les rĂ©sultats des enquĂȘtes dâopinion. Damon Ă©crit que « pour les Français, en particulier les 18-49 ans, la prioritĂ© de la politique familiale doit ĂȘtre de faciliter la conciliation entre vie professionnelle et vie familiale. »
En revanche, le soutien explicite Ă la natalitĂ© arrive au dernier rang de leurs prĂ©occupations personnelles. Cela nâa pas toujours Ă©tĂ© le cas. Historiquement, la France a utilisĂ© sa dĂ©mographie comme un outil dâinfluence. « La fĂ©conditĂ© française, pour les pays riches, a longtemps montrĂ© la voie », rappelle Damon. La branche famille de la SĂ©curitĂ© sociale a ainsi Ă©tĂ© transformĂ©e en variable dâajustement, absorbant les coupes budgĂ©taires nĂ©cessaires pour Ă©quilibrer les comptes des autres risques sociaux. « Une fĂ©conditĂ© Ă©levĂ©e, autrefois un atout, est devenue un problĂšme pour des politiques davantage axĂ©es sur la rationalisation que sur lâexpansion », note Damon. Ce changement dâoptique, bien que tactiquement avantageux Ă court terme pour certains profils bĂ©nĂ©ficiant de nombreuses aides sociales, comme les personnes porteuses dâautisme ou dâautres handicaps, expose la France Ă des difficultĂ©s majeures si la tendance actuelle se poursuit. Damon conclut que « la France, tout en continuant de valoriser sa dĂ©mographie sur la scĂšne internationale, doit repenser ses politiques familiales pour rĂ©pondre aux dĂ©fis contemporains. » Ainsi, la natalitĂ© française, autrefois moteur de puissance et dâinfluence, est devenue une variable budgĂ©taire.
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