La réforme des retraites : entre blocages parlementaires et fractures sociales profondes

La réforme des retraites : entre blocages parlementaires et fractures sociales profondes

Jeudi 28 novembre, Les dĂ©putĂ©s Insoumis n’ont pas pu faire voter leur proposition de loi visant Ă  ramener l'Ăąge lĂ©gal de dĂ©part Ă  62 ans. MĂ©thodique, l’obstruction orchestrĂ©e par le gouvernement alimente une guerre politique et sociale.

Oscar Tessonneau

En ce jeudi 28 novembre, un affrontement symbolique et stratĂ©gique a eu lieu entre les parlementaires de gauche et ceux de la majoritĂ© : celui sur l’ñge lĂ©gal de dĂ©part Ă  la retraite. Hier, La France insoumise espĂ©rait inverser cette dĂ©cision en faisant voter sa proposition de loi visant Ă  ramener l’ñge lĂ©gal Ă  62 ans. Mais l’AssemblĂ©e nationale, loin de se concentrer sur l’examen du texte, s’est retrouvĂ©e piĂ©gĂ©e dans une paralysie orchestrĂ©e par le « socle commun » de la majoritĂ© prĂ©sidentielle, qui a dĂ©posĂ© des dizaines d’amendements, modifiĂ©s Ă  la virgule prĂšs, pour que le texte ne passe pas. DerriĂšre cette gravissime obstruction parlementaire se cache une stratĂ©gie assumĂ©e. « Ils sabotent le processus lĂ©gislatif pour protĂ©ger leur rĂ©forme, mĂȘme contre l’évidence sociale », s’indigne Ugo Bernalicis, rapporteur du texte. La journĂ©e s’est transformĂ©e en une dĂ©monstration d’immobilisme mĂ©thodique : dĂ©pĂŽts massifs d’amendements, rappels au rĂšglement, suspensions de sĂ©ance. « On a fait cinq amendements Ă  l’heure ce matin », indiquait jeudi soir Ugo Bernalicis dans les colonnes de LibĂ©ration. Il dĂ©nonçait un blocage qui a empĂȘchĂ© toute progression vers un vote.

Pourtant, l’enjeu de cette proposition de loi dĂ©passe les simples jeux de politique politicienne. Comme le souligne Antoine Bozio dans Parlons Retraite en 30 questions, l’ñge lĂ©gal de dĂ©part est bien plus qu’un paramĂštre technique. Il reflĂšte les inĂ©galitĂ©s sociales et Ă©conomiques qui traversent la sociĂ©tĂ© française. Si les cadres peuvent envisager de prolonger leur carriĂšre, les ouvriers, eux, sont lourdement pĂ©nalisĂ©s. Selon une Ă©tude de l’Insee, ces derniers ont deux fois plus de risques de dĂ©cĂ©der entre 35 et 65 ans que les cadres et 1,7 fois plus entre 65 et 75 ans. Ces chiffres rendent les effets de la rĂ©forme particuliĂšrement brutaux pour les professions manuelles.

Toujours moins d’actifs

Cet engagement collectif repose sur un systĂšme par rĂ©partition, financĂ© majoritairement par les cotisations sociales des salariĂ©s. Le premier objectif explicite de ces systĂšmes de retraite est de « lisser la consommation entre une pĂ©riode de vie active et une pĂ©riode d’inactivitĂ© », Ă©crit Bozio. En 2019, les dĂ©penses liĂ©es aux retraites reprĂ©sentaient 14 % du PIB, soit 331 milliards d’euros. Depuis les annĂ©es 1980, le ratio entre cotisants et retraitĂ©s n’a cessĂ© de diminuer, passant de 4 pour 1 en 1960 Ă  seulement 1,7 pour 1 en 2023, comme l’écrit Bozio dans son rapport de la Documentation française. MalgrĂ© les rĂ©formes successives – 1993, 2003, 2010, 2013 – visant Ă  reporter l’ñge lĂ©gal ou Ă  augmenter la durĂ©e de cotisation, le systĂšme reste dĂ©ficitaire. Mais cet Ă©quilibre est de plus en plus fragile, notamment pour les classes moyennes et populaires. En 2021, ce dĂ©ficit s’élevait encore Ă  0,4 % du PIB, et les projections du Conseil d’orientation des retraites prĂ©voient qu’il oscille entre 0,2 % et 0,6 % dans les cinq prochaines annĂ©es.

Les instruments de redistribution, essentiels pour corriger les inĂ©galitĂ©s sur le cycle de vie, se heurtent ainsi Ă  des inĂ©galitĂ©s structurelles d’une grande complexitĂ©. L’une des premiĂšres inĂ©galitĂ©s, qui n’est pas nĂ©gligeable, est celle des Ă©conomies budgĂ©taires. Des rĂ©formes successives ont permis de baisser les budgets allouĂ©s aux retraites. Or, les Ă©conomies rĂ©alisĂ©es ont entraĂźnĂ© un transfert de budget vers le financement des dispositifs sociaux parallĂšles, visant Ă  payer les arrĂȘts maladie des salariĂ©s les plus fragiles. La DREES a estimĂ© qu’en 2010, lors du relĂšvement de l’ñge lĂ©gal de 60 Ă  62 ans, 25 % des Ă©conomies prĂ©vues avaient Ă©tĂ© absorbĂ©es par des dĂ©penses supplĂ©mentaires en pensions d’invaliditĂ©, minima sociaux ou arrĂȘts maladie. Ces dispositifs, conçus pour rĂ©pondre Ă  des situations spĂ©cifiques, sont devenus des refuges pour de nombreux travailleurs proches de l’ñge de la retraite mais incapables de poursuivre leur activitĂ©. Ainsi, le dĂ©calage de l’ñge lĂ©gal ne fait souvent que dĂ©placer le problĂšme, sans pour autant allĂ©ger significativement la charge globale pesant sur les finances publiques.

Des seniors enchaĂźnant les arrĂȘts maladie

L’idĂ©e selon laquelle repousser l’ñge de dĂ©part bloque l’entrĂ©e des jeunes dans l’emploi reste trĂšs rĂ©pandue mais n’est pas corroborĂ©e par les donnĂ©es. Antoine Bozio, dans Parlons Retraite en 30 questions, souligne que « les hausses de l’ñge de la retraite n’ont pas d’effet significatif sur le chĂŽmage des jeunes ». Au contraire, les rĂ©formes qui augmentent l’ñge lĂ©gal tendent Ă  stimuler l’emploi des seniors, se mettant plus souvent en arrĂȘt maladie. Ce constat va Ă  l’encontre des politiques mises en place dans les annĂ©es 1970-1980, lorsque de nombreux pays europĂ©ens, dont la France, avaient instaurĂ© des dispositifs pour inciter aux dĂ©parts anticipĂ©s. Avec le recul, il est apparu que ces politiques avaient surtout rĂ©duit l’emploi des seniors sans avoir d’impact notable sur le chĂŽmage des jeunes. Cependant, l’augmentation de l’emploi des seniors, si elle bĂ©nĂ©ficie aux finances publiques, n’est pas sans consĂ©quences sur les conditions de travail et la santĂ© des salariĂ©s ĂągĂ©s. Les derniĂšres annĂ©es de carriĂšre, particuliĂšrement pour les mĂ©tiers pĂ©nibles, sont souvent marquĂ©es par une dĂ©gradation physique et psychologique du salariĂ©, qui coĂ»te parfois aussi cher Ă  nos finances publiques lorsqu’il est en arrĂȘt maladie que s’il Ă©tait Ă  la retraite. Ainsi, en repoussant l’ñge de la retraite, de nombreux travailleurs se trouvent contraints de poursuivre une activitĂ© au-delĂ  de leurs capacitĂ©s. L’Insee rappelle que l’espĂ©rance de vie en bonne santĂ©, en France, reste nettement infĂ©rieure Ă  l’ñge de la retraite : elle est de 64,4 ans pour les femmes et de 63,1 ans pour les hommes. Ces chiffres rĂ©vĂšlent une dissonance entre les exigences du systĂšme et la rĂ©alitĂ© vĂ©cue par une large partie de la population active. « Les Ă©carts d’espĂ©rance de vie, qui peuvent atteindre 6 Ă  7 ans entre les catĂ©gories sociales d’un ouvrier ou d’un cadre, devraient ĂȘtre davantage pris en compte dans la conception des rĂ©formes », Ă©crit Bozio. Il prĂ©cise que, sans une meilleure prise en charge des disparitĂ©s sociales et des conditions de travail, le systĂšme de retraite risque de devenir un instrument d’injustice sociale.

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