Des polars au coeur de New York City

Des polars au coeur de New York City

Souvent présenté comme un ensemble de romans hybrides, les tomes de la trilogie new-yorkaise sont construits sur une méthode ayant influencé tous les journalistes mordus de cold cases.

Oscar Tessonneau

L'Enquête

Dans un essai intitulé Paul Auster and Postmodern Quest, l’universitaire Ilana Shiloh écrit que la trilogie new-yorkaise est avant tout basée sur des enquêtes. Chaque détective, qu'il soit réel ou fictif, se confronte fondamentalement au problème de la connaissance. Auster y explore un genre avant tout épistémologique : "Il ne s'attarde pas sur la nature du monde, le statut ontologique de la réalité perçue ; son intérêt réside dans l'effort humain pour appréhender la réalité, la désambiguïser, la comprendre", écrit Ilana Shiloh. Le détective est donc vu par Auster comme le représentant par excellence de l'intellect inquisiteur : il suit des indices, évalue la fiabilité des témoins et l'importance des données, dans une tentative de découvrir un motif rationnel sous l'incohérence chaotique des événements. En cela, il est aussi le lecteur paradigmatique, dont l'effort principal est l'interprétation des signes, le déchiffrement des indices qui éclaireraient un sous-texte caché. "La clé de l'interprétation des signes et le déchiffrement des indices qui clarifient un sous-texte caché représentent une quête de vérité principalement intellectuelle, une quête qui ne nécessite pas nécessairement que le détective quitte sa chambre ; parfois, le crime qu'il enquête a été commis, de manière improbable, dans une pièce fermée à clé", précise Shiloh. Ce problème de la chambre close, introduit pour la première fois par Poe en 1841 dans un livre nommé Les Meurtres de la rue Morgue, structure les intrigues policières de la trilogie : un meurtre a été commis dans un lieu où la victime était seule et d'où personne n'aurait pu ni entrer ni sortir. Mais c'est aussi une métaphore appropriée pour le succès du détective, qui consiste à expliquer l'affront à la raison, à réduire l'impossible au possible.

On peut tout dire

Dans les livres qu’elle a consacrés au romancier, Ilana Shiloh précise que dans la trilogie new-yorkaise, il n'y a pas de mystères, seulement un raisonnement incorrect basé sur des fondements épistémologiques et ontologiques très précis. "Dans un récit policier, il ne peut y avoir de crime gratuit. L'étranger de Camus, qui a tué l'Arabe simplement parce qu'il était aveuglé par le soleil, ou, plus à propos, Ben Sachs de Paul Auster tuant un étranger rencontré dans une forêt, ne sauraient trouver leur place dans un roman policier traditionnel", précise Shiloh dans Paul Auster and Postmodern Quest. Ainsi, elle souligne que dans la trilogie New-Yorkaise, les personnages de Paul Auster peuvent comprendre le monde parce que leurs réflexions sur le monde qui les entoure sont globales.

"Comme le dit Roger Caillois, toute l'histoire du polar proclame sa relation au casse-tête mathématique et au problème d'échecs plutôt qu'au roman. En ce sens, la chambre close n'est pas seulement l'une des conventions de la fiction policière. C'est une métaphore du genre lui-même, pour son monde clos, dans lequel les aspects chaotiques et mystérieux de l'existence peuvent toujours être expliqués par la raison", écrit Shiloh. Cela est d'autant plus pertinent dans "The New York Trilogy", une œuvre chaque segment de texte, tout en comportant une observation ou une détection typique des histoires de détectives, met en avant une quête épistémologique le protagoniste tente de percer à jour un mystère. "Le soi impénétrable—celui de Fanshawe, Stillman, Black—est le terme ultime de la quête du détective. Il est symboliquement transmis par l'image du mur, au-delà duquel Fanshawe reste inaccessible à l'aspiration du narrateur à comprendre", indique l’auteur de Paul Auster and Postmodern Quest. Ainsi, Shiloh précise que tout en observant les conventions du roman policier, les subvertit pour explorer les profondeurs de la connaissance et de l'identité, révélant les limites de notre compréhension et les paradoxes de notre quête incessante de vérité.

L’intrigue

Dans la trilogie new-yorkaise de Paul Auster, les récits de détection et de quête identitaire se tissent en un labyrinthe de recherches introspectives, le mystère central concerne moins le crime que la nature du soi et l'existence de l'Autre. Selon Ilana Shiloh dans son ouvrage "Paul Auster and Postmodern Quest: on the Road to Nowhere", ces quêtes sont inévitablement vouées à l'échec, non seulement en raison de la fluidité et de l'interchangeabilité du soi, mais aussi à cause de son inaccessibilité ultime. "Le soi est fluide, interchangeable, aspirant à sa propre annihilation. Quinn et Stillman, Blue et Black, le narrateur et Fanshawe, sont des variations fictives sur la non-entité ; à ce titre, ils reflètent la non-existence du père d'Auster, telle que dépeinte dans 'Portrait of an Invisible Man'. Et si Shiloh précise que dans cette trilogie de Paul Auster, le soi existe —Fanshawe était déjà lui-même avant de grandir, il reste impénétrable, opaque derrière la porte fermée de la chambre close. « Personne ne peut franchir la frontière vers autrui, réfléchit le narrateur anonyme de The Locked Room, 'pour la simple raison que personne ne peut accéder à lui-même'", indique Shiloh.

Cette perte épistémologique des personnages d’Auster, passant de l'énigme du soi aux questions de langue et d'auteur, devient tout englobante. "Il n'y avait aucun moyen de savoir—ni ceci, ni cela, ni rien, découvre Quinn dans le désespoir", précise le romancier à la page 56 de l’un des tomes de la trilogie new-yorkaise. Cela se projette également du monde du texte dans l'espace parasocial entre le texte et le lecteur, déstabilisant finalement l'ontologie des deux mondes. Ainsi, les enquêtes policières détectives des New York Trilogy offrent un cadre narratif dont la subversion résonne à la fois à l'intérieur et au-delà de l'espace fictionnel. Dans des livres comme "La Cité De Verre" ou « Revenants », l'enjeu est d'explorer la quête de l'Autre à travers les récits, avec les théories contemporaines du sujet et, d'autre part, avec la biographie personnelle d'Auster telle que dépeinte dans son roman à succès "L’invention de la solitude". Ilana Shiloh précise que dans ce livre, la quête de Quinn pour se perdre constitue la seule quête qui aboutit : à la fin de City of Glass, Quinn, ainsi que tout ce qui l'entoure, se désagrège.

« Personne ne peut franchir la frontière vers autrui, pour la simple raison que personne ne peut accéder à lui-même."

Cette œuvre, tentative d'Auster de faire face à la mort de son père et à sa propre vie, constitue en elle-même une quête épistémologique pour comprendre la place du père qu’Auster aborde toujours de manière symbolique dans ses livres selon Shiloh : "Chacun des personnages principaux est dépeint à l'image du père d'Auster dans 'Portrait of an Invisible Man'. Ils sont tous des hommes invisibles, fragmentés, fluides, interchangeables, revêtant des masques et des personas et se perdant dans le processus. Ce sont des études sur l'absence, sur le manque d'identité, qui était la principale caractéristique du père d'Auster, tel qu'expérimenté par son fils" (Shiloh, p. 126). Ainsi, The New York Trilogy reflète un labyrinthe de quêtes qui interagissent, se reflètent mutuellement et finalement s'effondrent sur elles-mêmes, soulignant la précarité de nos constructions identitaires et la centralité insaisissable de l'Autre. À travers ces ouvrages, Paul Auster ne se contente pas de remanier les conventions du roman policier ; il sonde les profondeurs de l'expérience humaine, interrogeant la façon dont nous construisons notre compréhension du monde et de nous-mêmes à travers les récits que nous tissons et les énigmes que nous tentons de démêler, lorsque certaines de nos souffrances nous poussent dans le déni.

 

 

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